Quelques pages du livre :
50 HISTOIRES
Extrait du livre
Nicolas le colporteur
LE BRACONNIER
De tout temps l’homme a braconné. Nicolas connaissait encore
quelques-uns de ces chasseurs hors la loi. Généralement du pays ils sont habiles
et détiennent une expérience du terrain qu’ils ne partagent pas.
Nés souvent
sur leur domaine de traque ils profitent de leurs connaissances territoriales
pour échapper aux gardes champêtres ou forestiers. Malins, ils savent dès leur
plus jeune âge piéger les animaux sauvages sans laisser de traces.
Mais ce sont
aussi de temps à autre des marginaux. Ces resquilleurs craignent parfois les
conséquences divines de leurs actes et se protègent de celles-ci par des
amulettes, ou gri-gri divers.
Le braconnier que Nicolas avait comme relation épisodique avait
lui aussi un porte-bonheur : une patte de lapin. Pourtant celle de l’ours,
de la taupe, du blaireau ou d’un autre animal pouvaient faire l’affaire, mais
non celle de lapin était la plus valorisante. Il fallait de temps en temps la
changer.
Celle du lièvre convenait aussi. Cette patte était censée apporter
abondance et chance. Provenant d’un animal capturé ou tué un vendredi saint, de
nuit, était la condition pour obtenir le meilleur pouvoir de protection.
Ce fétiche était aussi apprécié des braconniers pour se
protéger de la maréchaussée. Etait-ce efficace ? Mais dans ce genre d’activités
illégales ce pouvait être un avantage, au moins spirituel. De plus, facile à
avoir sur soi et économique pour la besogne interdite. De nos jours cette
fonction de sauvegarde est toujours d’actualité.
La patte a été transformée en
bijou, pendentif, porte-clés, ou autre adaptation. Pour certains sa valeur de
porte-bonheur est toujours réelle. Même si une multitude d’autres existent.
Du temps de Nicolas, la patte était naturelle et la
population ne subissait pas les diverses influences de notre époque avec ses
multiples moyens de communication, ce qui renforçait le pouvoir des talismans
divers.
La méconnaissance a toujours été une source d’exploitation de l’homme érudit
vers l’inculte. L’instruction et le bon sens restent les meilleurs moyens
d’ouvrir les esprits. Encore faut-il les partager.
Le compère de Nicolas, véritable homme des bois, portait sur
lui en permanence sa patte de lièvre. Ainsi il avait toujours été protégé de la
surveillance des hommes de loi qui l’observaient mais aussi, le croyait-il, du
démon et des esprits malfaisants qui auraient pu contrer ses activités
défendues.
C’était un homme simple, un peu rugueux mais pas méchant. Sa chasse
prohibée était pour lui une nécessité pour survivre. Le seigneur du pays
limitait les prises et cela ne suffisait pas à nourrir son homme.
Nicolas un jour le rencontra au détour d’un chemin, le visage
pâle et sensiblement inquiet. Il avait perdu son porte-bonheur et refaisait le
trajet où il aurait pu le faire tomber. Il faut dire qu’il s’encombrait d’un
fatras d’accessoires pour sa coupable besogne.
Notre colporteur, bien qu’incrédule sur l’efficacité du fétiche,
comprit et compatit à l’agitation de l’homme en se mettant à chercher lui aussi
l’objet. Mais ils ne le trouvèrent pas. Déçus ils se séparèrent et le
braconnier s’en alla vers la plaine où il espérait piéger un animal pour avoir
à nouveau une patte sur lui, dans sa poche, là où se trouvait la précédente.
Nicolas
reprit lui aussi sa route, dans l’autre sens, et oublia quelque peu cet
épisode, anodin, dans ses divers cheminements. Il avait été retardé mais
n’avait pas pu s’exclure de la recherche d’autant que le braconnier lui avait
déjà, par le passé, troqué des prises contre du petit matériel de chasse, ce
qu’il n’avait pas oublié.
De retour l’année suivante dans le même secteur il apprit par
un paysan que le braconnier ne sévissait plus dans le pays, qu’il s’était rangé
et se suffisait avec les produits de la ferme qu’il exploitait désormais légalement.
Il s’était même marié et la famille venait tout juste de s’agrandir avec la
naissance d’un garçon. Étonné, Nicolas après avoir eu connaissance de l’adresse
où il demeurait alla le voir pour comprendre ce revirement.
Il fut reçu aimablement et après un moment de mutuel respect,
l’homme s’expliqua. Lors de la perte de sa patte il voulut en trouver une autre
mais les conditions n’étaient pas favorables. Il fallait attendre un vendredi
soir, donc plusieurs jours. Pendant cette période tous ses collets, pièges,
appâts furent détruits.
Un sort néfaste semblait s’entêter à le contrarier. Le
mauvais temps aussi s’alignait sur cette adversité. Désabusé il retourna au
village de sa naissance, retrouva quelques connaissances dont sa future femme.
Celle-ci sut lui parler et par sa gentillesse lui apporta une sérénité qui lui
avait fait longtemps défaut.
Ils s’installèrent dans une ancienne ferme et Nicolas sourit
quand il apprit que l’ancien braconnier était aussi depuis quelques semaines le
garde-champêtre du village. Désormais c’était lui qui représentait la loi. Et
plus jamais il ne porta de patte de n’importe quel animal.
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LE BEDEAU
Allant de village en village, marchant sur toutes sortes de
chemins, à travers plaines et forêts, Nicolas le colporteur s’arrêtait
fréquemment dès que la vue d’une église, d’un calvaire ou d’une croix étaient
sur sa route.
Croyant, il respectait les gens d’église et leur ferveur mais pas
toujours leur apparat. Souvent seul il méditait sur la destinée humaine et
aussi la sienne. A savoir, pourquoi faisait-il ce métier alors que son savoir
et son sens de la réalité aurait pu l’orienter vers un autre destin.
Pourtant il pensait aussi que sa condition ressemblait à un
art, celui de transmettre. Sa place dans le monde correspondait selon sa pensée
à un pont entre les hommes.
Il prenait et donnait de bonnes paroles pleines
d’équilibre et de sagesse. Il n’était pas qu’un simple commerçant ambulant. Son
attitude attirait mais parfois aussi gênait ou agaçait.
Un jour qu’il arrivait dans une petite commune il vit la
porte de l’église ouverte. C’était un édifice important au vu du modeste
village. Le clocher semblait démesuré. Il entra en ôtant son chapeau par
respect du lieu et alla s’agenouiller après avoir déposé sa hotte près du
bénitier.
Il resta longtemps ainsi, absorbé par la prière qui le réconfortait.
La nef était belle, toute blanche. En se retournant il pouvait voir les orgues
avec leurs tuyaux majestueux.
Dans sa méditation il sursauta soudain quand la puissance du
son des colonnes éclata. C’était inattendu et tellement considérable qu’il
bougea brusquement d’étonnement. Mais quelle magnificence, quelle beauté vibrante !
Il n’avait pas vu passer l’organiste qui avait bien remarqué sa présence mais
qui par déférence n’avait pas osé le déranger. Nicolas, conquis par la musique
religieuse écouta et se remit à prier, enveloppé par l’harmonie du moment.
Arriva un homme, étrangement vêtu, tout en gris, qui
s’approcha de lui, lui tapa sur l’épaule et lui dit : « je suis le
bedeau de ce lieu et je vais fermer l’église pour préparer des funérailles.
Veuillez mon frère, par civilité et fraternité, quitter cet endroit pour que je
puisse effectuer les exigences terrestres et spirituelles ».
Il devait
parler assez fort car l’organiste semblait être dans un royaume musical qui
l’avait plongé dans un état second.
Nicolas ne rechigna pas à quitter l’église. Il reprit son
barda. Il avait conscience qu’un enterrement se prépare au mieux pour recevoir
le défunt et sa famille dans la tradition chrétienne. Mais dehors il entendait
toujours le chant puissant de la mélodie. Il se dit qu’il reviendrait après la
célébration pour le décédé.
Puis il alla directement sur la place du village où
après avoir agité une clochette fit quelques affaires, alla manger à l’auberge,
et chercha un endroit pour le soir afin de dormir à l’abri. Un fermier lui
offrit un toit dans sa grange où de la paille fraiche venait d’être entreposée.
Mais Nicolas pensait toujours à revenir à l’église où il
avait trouvé une sérénité rare et le lendemain d’un pas alerte, sans sa hotte
laissée à la ferme, il retourna vers le lieu saint. Au fur et à mesure qu’il
marchait le son des orgues lui parvenait de plus en plus ample.
De si bon matin
cela l’étonna un peu mais il pensa que le musicien dans son atmosphère n’avait
pas ou plus conscience du temps qui passe. Après plusieurs heures cela semblait
irréel. Il voulut entrer dans l’église mais l’imposante porte était fermée.
Inquiet pour l’organiste il se dirigea vers le presbytère où
il espérait rejoindre le curé. Personne ! Déconcerté il pensa au bedeau.
Mais où le trouver ? Après avoir tapé à plusieurs portes on lui indiqua
l’endroit où il pourrait le rencontrer à nouveau.
Ce qui le surprenait c’est
que personne ne trouvait étrange que de l’église, fermée, arrivait les mélodies
et cantates par les abat-sons du clocher.
Enfin il aperçut le sacristain et l’interpella ! Après
plusieurs questions celui lui dit : « ne soyez pas étonné, mon frère,
de cette situation. L’organiste est un parent avec lequel j’ai quelques
tensions. Aussi non seulement je ferme l’église mais aussi la petite porte
donnant sur l’escalier allant vers les orgues.
Il est donc coincé dans cet espace
qui en devient une geôle musicale et c’est ainsi qu’il progresse. Ce n’est
peut-être pas très chrétien mais salutaire pour lui et pour tous les fidèles.
Je vais bientôt le délivrer ».
Nicolas comprit l’homme même si la méthode n’était pas très
catholique.

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LE BÂTON
Pour effectuer ses trajets de villages en bourgs et de villes
en hameaux, Nicolas, toujours lourdement chargé, avait un compagnon, son bâton.
Indispensable pour différentes utilisations, la plus importante était une aide
à la marche.
Ensuite c’était un élément de défense contre certains animaux,
principalement les chiens sauvages. Par certains passages escarpés cela lui
faisait un troisième appui et dans les chemins de ronces il pouvait les
écarter. Pour lui ce bout de bois était nécessaire.
Il l’avait reçu d’un bouvier. Dans l’Ardenne où demeuraient
encore beaucoup d’histoires fantastiques ou tout simplement curieuses. Lors de
l’un de ses passages il avait rencontré son donneur. C’était dans un petit
village où une très ancienne tradition faisait que le saint local, vénéré
depuis des siècles, pouvait, croyait-on, encore effectuer des miracles.
Les
générations qui se sont succédées voulaient que par le respect de la croyance
se transmettent les effets de ces signes de bonne appartenance à la chrétienté.
Succinctement, le prêtre du lieu raconta à Nicolas l’histoire
du saint homme. D’origine celtique celui-ci s’installa sur un site païen en
élevant une chapelle, aujourd’hui devenue une église. Sa présence exemplaire
incita les habitants à la dévotion.
Des miracles eurent lieu depuis comme ce jeune
garçon vacher muet qui retrouva la parole en tendant son bâton vers le
religieux qui le saisit à l’autre extrémité. Une onde spirituelle avait-elle
été transmise ? Des signes de foi invitaient à croire en la parole de
Dieu.
Une source jaillit de la terre derrière la chapelle et
l’endroit du prodige fut vite approprié par le clergé. Depuis, tous les ans, le
jour de l’Ascension, les pèlerins, herbagers, gardiens de troupeaux viennent
dans le village, munis d’un bâton de coudrier parfois découpé en spirale.
Chacun dans l’église s’approche du gisant du saint, avec son rondin qu’il passe
au-dessus de lui, afin de demander la protection du cheptel pour l’année à
venir. Symbolique cette pratique était censée guérir également les blessures de
la vie. Avoir un bâton de la coutume était ainsi une protection.
Nicolas en passant dans ce village arriva le jour de la
manifestation religieuse. Avec celle-ci une foire agricole avait lieu et le
colporteur sut profiter de l’évènement pour placer quelques articles aux
badauds dont principalement des objets religieux tels que des chapelets, croix
diverses, images pieuses.
Croyant lui-même il pénétra ensuite dans l’église où
un nombre important de fidèles faisaient le tour du lieu où était la tombe du
saint. Chacun avait son bâton et respectait la tradition. Puis en sortant il
fallait recueillir un peu d’eau à la fontaine consacrée au saint.
C’est là qu’un passionné du rite lui remit le bout de bois en
lui disant qu’il n’avait plus de troupeau à sauvegarder, car vendu à cause de
son grand âge. Nicolas vit dans le regard de l’homme une sérénité consciente
d’une fin de vie prochaine. Ne sachant comment le remercier il lui offrit un
missel et le paysan, ravi de son geste, se retourna et disparut dans la cohue
ambiante.
Depuis chaque année le colporteur revenait dans la commune.
Et immanquablement il reprenait un autre bâton en donnant le précédent à un nouveau
pèlerin. La transmission de ce cérémonial reste une réalité puisque depuis
plusieurs siècles elle continue dans son esprit dévot mais aussi mercantile.
Pour lui ce passage était réjouissant puisqu’il mêlait le spirituel à son
activité lui permettant de vivre. Il s’était ainsi fait des relations amicales
dont le prêtre.
En parcourant les champs, bois et pâtures, il percevait
l’esprit des lieux et cette tranquillité champêtre lui plaisait bien. Pourtant
un jour en arrivant vers une ferme en ruines il eut une peur. S’étant assis sur
un reste de muret il mangea un peu, la marche avait été longue et la chaleur de
midi l’avait fatigué.
Il se mit à son aise et retroussa ses manches. Sans y
prendre garde et sans rien entendre il sentit sur son bras un contact froid. Il
regarda et vit, pétrifié, une vipère qui s’installait.
Il n’osait plus bouger. L’animal se lova en partie sur son
sac et sur sa main et resta statique. Après un moment d’effarement Nicolas
reprit sa lucidité et chercha comment sortir de la situation. Le serpent
n’était pas très gros mais tout de même il fallait le faire partir pour qu’il
puisse reprendre sa route.
Puis il sentit contre son autre bras le bâton béni.
C’était peut-être la solution. Doucement sa main libre se dirigea vers le bout
de bois et le saisit. Encore plus lentement il pointa celui-ci vers le reptile
et le toucha.
A cet effleurement l’animal bougea et glissa doucement vers
le sol, puis disparut. Nicolas souffla, respira fort et se leva. Il rangea
rapidement ses affaires et partit lui aussi.
Etait-ce l’influence bienheureuse
du bâton qui avait fait fuir la vipère ? Depuis ce jour-là il ne s’en
sépara jamais plus et put à plusieurs occasions bénéficier de dénouements
heureux grâce à sa présence.

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